"Hannah Arendt fut dans les années 1920 l’élève du philosophe Karl Jaspers à l’université de Heidelberg. L’immigration d’Arendt et la guerre les éloignèrent, mais l’échange reprit dès 1945 pour se transformer en amitié, incluant bientôt l’épouse de Jaspers, Gertrud, et le mari d’Arendt, Heinrich Blücher. Tous deux avaient, dans l’immédiat après-guerre, le sentiment d’avoir survécu à un cataclysme. Comment penser, alors que la pensée avait été mise en déroute par les événements ? En qui et en quoi placer sa confiance ? En quelles nations, en quelles idées, en quels hommes ? « Oui, il est juste que vous rappeliez toujours le cataclysme ! Il faut qu’il reste une référence. Mais le cataclysme produit quelque chose. Il y a toujours une suite. Nous devrions au moins trouver l’étoile qui brille et qui conduit là-bas », écrivait Jaspers en 1947. Ils s’y appliquèrent avec constance jusqu’à leur mort.
Trois nations sont en particulier au coeur de leurs lettres : l’Allemagne bien sûr, que Jaspers mythifiait et à laquelle il consacra son essai sur le ""caractère allemand"" avant de sombrer dans la déception face au dévoiement et à la corruption de la République fédérale ; Israël, « pierre de touche de l’Occident » ; les États-Unis, dans lesquels Jaspers, face à la renaissance des nationalismes, voyait l’unique espoir au point de déclarer, à la fin des années 1950 : « Ne sommes-nous pas tous de fait et depuis longtemps des citoyens potentiels de l’Amérique ? »
Dans cet horizon, chaque événement décisif de la politique mondiale est objet de débats entre eux : l’insurrection de Berlin, la révolution hongroise, la guerre de Corée, puis celle du Viêt-nam, la baie des Cochons et la crise de Cuba, la construction du mur de Berlin, la chute de Krouchtchev et l’assassinat de Kennedy, le lent essor de la Chine. Eux qui étaient en quête d’un espoir constatent petit à petit, dans le contexte de la guerre froide, que le cataclysme menace toujours et qu’il ne reste presque plus rien - ni les nations, ni les idéologies, ni les structures sociales en apparence stabilisées, ni la sécurité militaire sur laquelle pèse désormais le risque de la bombe H.
« Le plus grand des dangers, c’est que le monde n’a pas de chefs », peste Jaspers. « Non, le monde n’a pas de chefs et il n’en aura pas parce que personne ne peut diriger le monde entier. Et pourtant tous les problèmes prennent des dimensions de plus en plus internationales (quand quelqu’un tousse au pôle Sud, un habitant du pôle Nord attrape aussitôt un rhume), et c’est pourquoi les chefs internationaux sont de plus en plus désemparés », répond-elle.
Si « le mal s’est avéré plus radical que prévu », si les êtres humains une fois encore deviennent "" superflus "", si la religion, qui n’a pu ni prévoir ni empêcher les crimes modernes, ne peut fournir de « fondement pour quelque chose d’aussi directement politique que des lois », que faire ? La philosophie non plus n’est « pas tout à fait innocente », dans la mesure où « la philosophie occidentale n’a jamais eu une conception du politique », déclare Arendt. Plus que jamais, l’homme est « obligé de tenter de devenir homme par lui-même », ajoutait Heinrich Blücher, le mari d’Arendt. Que faire dès lors, sinon « espérer (au moment où surgit le doute), répondait Jaspers, que dans notre monde technologique et frénétique l’homme, quelques hommes, en viennent finalement à faire réflexion sur eux-mêmes et à s’affirmer eux-mêmes [...], car chaque homme [...] est un nouveau commencement » ?
De cette exigence de liberté, de cette résolution à penser en étant "" pleinement présent "" aux événements témoigne leur correspondance ; il y a en elle « à la fois la joie que nous procure la beauté du monde et l’horreur que nous inspire le mal, une tentative pour atteindre les limites extrêmes, et la sérénité », écrivait Jaspers.
En voici restitués les moments les plus forts, leçons d’exigence et de courage."
"Hannah Arendt fut dans les années 1920 l’élève du philosophe Karl Jaspers à l’université de Heidelberg. L’immigration d’Arendt et la guerre les éloignèrent, mais l’échange reprit dès 1945 pour se transformer en amitié, incluant bientôt l’épouse de Jaspers, Gertrud, et le mari d’Arendt, Heinrich Blücher. Tous deux avaient, dans l’immédiat après-guerre, le sentiment d’avoir survécu à un cataclysme. Comment penser, alors que la pensée avait été mise en déroute par les événements ? En qui et en quoi placer sa confiance ? En quelles nations, en quelles idées, en quels hommes ? « Oui, il est juste que vous rappeliez toujours le cataclysme ! Il faut qu’il reste une référence. Mais le cataclysme produit quelque chose. Il y a toujours une suite. Nous devrions au moins trouver l’étoile qui brille et qui conduit là-bas », écrivait Jaspers en 1947. Ils s’y appliquèrent avec constance jusqu’à leur mort.
Trois nations sont en particulier au coeur de leurs lettres : l’Allemagne bien sûr, que Jaspers mythifiait et à laquelle il consacra son essai sur le ""caractère allemand"" avant de sombrer dans la déception face au dévoiement et à la corruption de la République fédérale ; Israël, « pierre de touche de l’Occident » ; les États-Unis, dans lesquels Jaspers, face à la renaissance des nationalismes, voyait l’unique espoir au point de déclarer, à la fin des années 1950 : « Ne sommes-nous pas tous de fait et depuis longtemps des citoyens potentiels de l’Amérique ? »
Dans cet horizon, chaque événement décisif de la politique mondiale est objet de débats entre eux : l’insurrection de Berlin, la révolution hongroise, la guerre de Corée, puis celle du Viêt-nam, la baie des Cochons et la crise de Cuba, la construction du mur de Berlin, la chute de Krouchtchev et l’assassinat de Kennedy, le lent essor de la Chine. Eux qui étaient en quête d’un espoir constatent petit à petit, dans le contexte de la guerre froide, que le cataclysme menace toujours et qu’il ne reste presque plus rien - ni les nations, ni les idéologies, ni les structures sociales en apparence stabilisées, ni la sécurité militaire sur laquelle pèse désormais le risque de la bombe H.
« Le plus grand des dangers, c’est que le monde n’a pas de chefs », peste Jaspers. « Non, le monde n’a pas de chefs et il n’en aura pas parce que personne ne peut diriger le monde entier. Et pourtant tous les problèmes prennent des dimensions de plus en plus internationales (quand quelqu’un tousse au pôle Sud, un habitant du pôle Nord attrape aussitôt un rhume), et c’est pourquoi les chefs internationaux sont de plus en plus désemparés », répond-elle.
Si « le mal s’est avéré plus radical que prévu », si les êtres humains une fois encore deviennent "" superflus "", si la religion, qui n’a pu ni prévoir ni empêcher les crimes modernes, ne peut fournir de « fondement pour quelque chose d’aussi directement politique que des lois », que faire ? La philosophie non plus n’est « pas tout à fait innocente », dans la mesure où « la philosophie occidentale n’a jamais eu une conception du politique », déclare Arendt. Plus que jamais, l’homme est « obligé de tenter de devenir homme par lui-même », ajoutait Heinrich Blücher, le mari d’Arendt. Que faire dès lors, sinon « espérer (au moment où surgit le doute), répondait Jaspers, que dans notre monde technologique et frénétique l’homme, quelques hommes, en viennent finalement à faire réflexion sur eux-mêmes et à s’affirmer eux-mêmes [...], car chaque homme [...] est un nouveau commencement » ?
De cette exigence de liberté, de cette résolution à penser en étant "" pleinement présent "" aux événements témoigne leur correspondance ; il y a en elle « à la fois la joie que nous procure la beauté du monde et l’horreur que nous inspire le mal, une tentative pour atteindre les limites extrêmes, et la sérénité », écrivait Jaspers.
En voici restitués les moments les plus forts, leçons d’exigence et de courage."