"La Lampas triginta statuarum n’a jamais été publiée du vivant de Giordano Bruno. Il faut attendre la fin du dix-neuvième siècle pour voir apparaître la première publication de l’ouvrage. Notre traduction suit le texte latin établi par F. Fiorentino, V. Imbriani, C. M. Tallarigo, F.Tocco et H. Vitelli, au volume III des Iordani Bruni Nolani Opera Latine Conscripta, Naples-Florence, 1879-1881. La Lampas achève la trilogie des « lampes ». Le mouvement qui avait conduit le Nolain du De lampade combinatoria lulliana au De lampade venatoria logicorum trouve son aboutissement dans la Lampas triginta statuarum. À la vérité, notre ouvrage constitue moins un terme qu’une étape de la Nolana filosofia. Des propositions de la Lampas sortiront le De magia, et plus encore les grands poèmes de Francfort, le De minimo, le De monade, le De immenso. Mais surtout un double procès en Inquisition et la fin tragique que l’on sait au Campo di Fiori, le 17 février de l’année 1600. Plus de quatre siècles après la composition de la Lampas, son auteur continue à partager entre un oui et un non sans nuances le public même le plus averti. Plumitif doué d’un fort penchant à l’illuminisme et au dévoiement intellectuel pour les uns, mage idôlatre prompt à faire remuer, en même temps que les esprits, les idées et les discours pour certains, martyr de la cause philosophique parti en guerre contre les obscurantins pour d’autres, francmaçon, matérialiste, idéaliste, républicain ou socialiste, Giordano Bruno est une figure de l’écart, rétive à toute fiche signalétique. La Lampas triginta statuarum en gagne de briller de feux plus équivoques.
Rien de plus ambigu, en effet, que l’Art de la mémoire brunien. Héritier des mnémotechniques antiques, renouvellées par le lullisme, le Nolain en révolutionne les modalités ouvrant à l’infini des principes jusque-là rencognés dans le champ clos des apparences frauduleuses. Rien de plus complexe qu’un Art de connaître qui parcourt les différents degrés de l’Être pour mieux déployer la Plénitude du Père, du Fils et de l’Esprit sur fond de Chaos, d’Abysse et de Nuit. Rien de plus déconcertant que ce défilé de statues mythologiques qui, sorties d’un panthéon en carton-pâte et censées figurer les grandes idées d’une pensée résolument nouvelle, font parfois l’effet d’appartenir à un vaste pandémonium philosophique ouvert à tous les vents. Rien de plus difficile enfin que la prose d’un philosophe qui, emporté par sa frénésie d’aller outre toutes les barrières linguistiques, grammaticales ou conceptuelles, finit par ne plus laisser derrière lui de réellement visible que le magma d’une langue encore occupée à s’inventer.
La voie la plus certaine pour jeter un peu de lumière sur ces ténèbres a paru d’aller droit au coeur de la Lampas triginta statuarum et de s’y tenir. Le coeur irradiant de la Lampas est le De opposita superna triade. La triade d’en haut constitue le pôle secret de la Plénitude. La Plénitude du Père replie en elle-même et le Fils et l’Esprit.
La triade de la Plénitude est une Pyramide ontologique. La Pyramide redresse le regard, et celui qui lève ses yeux en sa direction voit le fil des mondes, le fil des âges et le fil des êtres s’ordonner nécessairement à l’entour d’un foyer lumineux unique, Dieu. Il en va de même du De opposita superna triade, la pyramide de la Lampas. Autour d’elle font ronde Chaos, Orcus, Nox qui sont les trois infigurables. Autour d’elle font cercle Apollon la Monade, Saturne le Principe, Promethée la Cause efficiente, Thétis le Sujet, Mars, Junon, Démogorgon, Minerve, Vénus, Cupidon... Autour encore les éléments les plus simples, le vide, l’ombre, la matière et l’atome, les éléments semi-simples, le sec, l’eau, la vapeur et l’exhalaison, les éléments imparfaitement composés ou parfaitement composés, source, fleuve, mer, glace, neige, pruine, vent, tempête, d’un côté, pierres, métaux, plantes, zoophytes, bêtes, hommes, héros, de l’autre. Autour aussi les composés universels dominés par l’Amphitrite ou l’Esprit universel, l’Intellect premier et l’Intelligence du Père. Autour enfin les prédicats absolus, Ens, Entitas, Unitas, les prédicats relatifs, necessitas-contingentia, perfectio-imperfectio, les prédicats coégaux, potentia, actus, actio, passio, les inégaux, principiatio, mediatio, terminatio, et les modes de prédications figurés par Atlas, Typhoée, Encelade, Alcyon... On chercherait en vain ailleurs dans la Lampas extrait aussi susceptible de dérouler autour de lui les cercles de l’ouvrage tout entier, et de contracter in nuce l’ampleur d’une pensée illimitée. Le chemin qui mène sans détour jusqu’au centre invite à longtemps y séjourner avant que ne se fasse le jour sur cette oeuvre au noir.
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Giordano BRUNO est l’un des plus grands philosophes de la Renaissance. Il a non seulement profondément influencé et marqué son temps, mais il est toujours aujourd’hui un repaire majeur pour envisager l’une des périodes les plus fécondes de la pensée occidentale.
En 1587, Giordano Bruno est à Wittenberg où il achève la Lampas triginta statuarum, d’où est tiré le De opposita superna triade. L’ouvrage, qui ne sera publié à titre posthume qu’en 1891, en Italie, n’a jamais été traduit en français. Outre le texte original latin et sa traduction, on trouvera dans ce volume des notes explicatives ainsi qu’une ample introduction qui resitue l’auteur et son contexte.
Nourri des Anciens, Giordano Bruno compose ici un Art de la mémoire à la fois poétique et philosophique, lieu de commémoration de tous les savoirs et plus encore occasion de l’avènement de l’homme universel. L’esprit de la Renaissance fonde cet Art de la recherche qui jette des ponts entre les différents moments de la Philosophie.
Esprit pérégrin dont on suit la trace de Venise à Genève, d’Oxford à Wittenberg, de Francfort à Padoue, Bruno promeut le mouvement, la vicissitude et les métamorphoses à la dignité de Philosophie, quitte à faire de l’idée de réforme l’exercice permanent de la pensée. De brouiller cartes, cadastres et frontières, Bruno invite à la circulation de tous les savoirs contre les distinctions institutionnelles. Rétif à l’unidimensionnel et résolument intempestif, Bruno connaîtra l’honneur d’une triple excommunication, avant d’être brûlé par l’Inquisition le 17 février 1600 à Rome. Sa statue orne toujours le Campo dei Fiori à Rome."
"La Lampas triginta statuarum n’a jamais été publiée du vivant de Giordano Bruno. Il faut attendre la fin du dix-neuvième siècle pour voir apparaître la première publication de l’ouvrage. Notre traduction suit le texte latin établi par F. Fiorentino, V. Imbriani, C. M. Tallarigo, F.Tocco et H. Vitelli, au volume III des Iordani Bruni Nolani Opera Latine Conscripta, Naples-Florence, 1879-1881. La Lampas achève la trilogie des « lampes ». Le mouvement qui avait conduit le Nolain du De lampade combinatoria lulliana au De lampade venatoria logicorum trouve son aboutissement dans la Lampas triginta statuarum. À la vérité, notre ouvrage constitue moins un terme qu’une étape de la Nolana filosofia. Des propositions de la Lampas sortiront le De magia, et plus encore les grands poèmes de Francfort, le De minimo, le De monade, le De immenso. Mais surtout un double procès en Inquisition et la fin tragique que l’on sait au Campo di Fiori, le 17 février de l’année 1600. Plus de quatre siècles après la composition de la Lampas, son auteur continue à partager entre un oui et un non sans nuances le public même le plus averti. Plumitif doué d’un fort penchant à l’illuminisme et au dévoiement intellectuel pour les uns, mage idôlatre prompt à faire remuer, en même temps que les esprits, les idées et les discours pour certains, martyr de la cause philosophique parti en guerre contre les obscurantins pour d’autres, francmaçon, matérialiste, idéaliste, républicain ou socialiste, Giordano Bruno est une figure de l’écart, rétive à toute fiche signalétique. La Lampas triginta statuarum en gagne de briller de feux plus équivoques.
Rien de plus ambigu, en effet, que l’Art de la mémoire brunien. Héritier des mnémotechniques antiques, renouvellées par le lullisme, le Nolain en révolutionne les modalités ouvrant à l’infini des principes jusque-là rencognés dans le champ clos des apparences frauduleuses. Rien de plus complexe qu’un Art de connaître qui parcourt les différents degrés de l’Être pour mieux déployer la Plénitude du Père, du Fils et de l’Esprit sur fond de Chaos, d’Abysse et de Nuit. Rien de plus déconcertant que ce défilé de statues mythologiques qui, sorties d’un panthéon en carton-pâte et censées figurer les grandes idées d’une pensée résolument nouvelle, font parfois l’effet d’appartenir à un vaste pandémonium philosophique ouvert à tous les vents. Rien de plus difficile enfin que la prose d’un philosophe qui, emporté par sa frénésie d’aller outre toutes les barrières linguistiques, grammaticales ou conceptuelles, finit par ne plus laisser derrière lui de réellement visible que le magma d’une langue encore occupée à s’inventer.
La voie la plus certaine pour jeter un peu de lumière sur ces ténèbres a paru d’aller droit au coeur de la Lampas triginta statuarum et de s’y tenir. Le coeur irradiant de la Lampas est le De opposita superna triade. La triade d’en haut constitue le pôle secret de la Plénitude. La Plénitude du Père replie en elle-même et le Fils et l’Esprit.
La triade de la Plénitude est une Pyramide ontologique. La Pyramide redresse le regard, et celui qui lève ses yeux en sa direction voit le fil des mondes, le fil des âges et le fil des êtres s’ordonner nécessairement à l’entour d’un foyer lumineux unique, Dieu. Il en va de même du De opposita superna triade, la pyramide de la Lampas. Autour d’elle font ronde Chaos, Orcus, Nox qui sont les trois infigurables. Autour d’elle font cercle Apollon la Monade, Saturne le Principe, Promethée la Cause efficiente, Thétis le Sujet, Mars, Junon, Démogorgon, Minerve, Vénus, Cupidon... Autour encore les éléments les plus simples, le vide, l’ombre, la matière et l’atome, les éléments semi-simples, le sec, l’eau, la vapeur et l’exhalaison, les éléments imparfaitement composés ou parfaitement composés, source, fleuve, mer, glace, neige, pruine, vent, tempête, d’un côté, pierres, métaux, plantes, zoophytes, bêtes, hommes, héros, de l’autre. Autour aussi les composés universels dominés par l’Amphitrite ou l’Esprit universel, l’Intellect premier et l’Intelligence du Père. Autour enfin les prédicats absolus, Ens, Entitas, Unitas, les prédicats relatifs, necessitas-contingentia, perfectio-imperfectio, les prédicats coégaux, potentia, actus, actio, passio, les inégaux, principiatio, mediatio, terminatio, et les modes de prédications figurés par Atlas, Typhoée, Encelade, Alcyon... On chercherait en vain ailleurs dans la Lampas extrait aussi susceptible de dérouler autour de lui les cercles de l’ouvrage tout entier, et de contracter in nuce l’ampleur d’une pensée illimitée. Le chemin qui mène sans détour jusqu’au centre invite à longtemps y séjourner avant que ne se fasse le jour sur cette oeuvre au noir.
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Giordano BRUNO est l’un des plus grands philosophes de la Renaissance. Il a non seulement profondément influencé et marqué son temps, mais il est toujours aujourd’hui un repaire majeur pour envisager l’une des périodes les plus fécondes de la pensée occidentale.
En 1587, Giordano Bruno est à Wittenberg où il achève la Lampas triginta statuarum, d’où est tiré le De opposita superna triade. L’ouvrage, qui ne sera publié à titre posthume qu’en 1891, en Italie, n’a jamais été traduit en français. Outre le texte original latin et sa traduction, on trouvera dans ce volume des notes explicatives ainsi qu’une ample introduction qui resitue l’auteur et son contexte.
Nourri des Anciens, Giordano Bruno compose ici un Art de la mémoire à la fois poétique et philosophique, lieu de commémoration de tous les savoirs et plus encore occasion de l’avènement de l’homme universel. L’esprit de la Renaissance fonde cet Art de la recherche qui jette des ponts entre les différents moments de la Philosophie.
Esprit pérégrin dont on suit la trace de Venise à Genève, d’Oxford à Wittenberg, de Francfort à Padoue, Bruno promeut le mouvement, la vicissitude et les métamorphoses à la dignité de Philosophie, quitte à faire de l’idée de réforme l’exercice permanent de la pensée. De brouiller cartes, cadastres et frontières, Bruno invite à la circulation de tous les savoirs contre les distinctions institutionnelles. Rétif à l’unidimensionnel et résolument intempestif, Bruno connaîtra l’honneur d’une triple excommunication, avant d’être brûlé par l’Inquisition le 17 février 1600 à Rome. Sa statue orne toujours le Campo dei Fiori à Rome."